Saturday, October 23, 2004

(LA MISSION DU CRITIQUE)

(...) Boccalini, dans ses "Avertissements du Parnasse", nous raconte qu'un jour Zoïle présenta à Apollon une critique très caustique d'un admirable poème. Le dieu demanda qu'on lui exposât les beautés de l'oeuvre, mais Zoïle répondit qu'il ne s'inquiétait que des fautes. Là-dessus Apollon lui donna un sac de blé non vanné, -- en lui infligeant la punition de l'éplucher grain à grain.
Cette fable peut servir de verges pour certaines épaules, mais je ne suis pas bien sûr que le dieu eût raison. Le fait est que les limites du strict devoir de la critique sont grossièrement méconnues. Nous nous hasardons à dire que, puisqu'on permet au critique de jouer, d'aucunes fois, le rôle de simple commentateur, -- puisqu'on l'autorise, par manière de pur amusement pour ses lecteurs, à mettre en belle lumière les mérites de son auteur, -- sa tâche légitime est encore d'en relever et d'en analyser les défauts, de montrer comment l'oeuvre aurait pu être améliorée, de combattre enfin pour la cause des Lettres, sans se préoccuper nullement des individualités littéraires. Bref, la Beauté doit être considérée comme un axiôme, qui, pour devenir évident, n'a qu'à être clairement énoncé. La Beauté n'existe pas si elle a besoin d'être démontrée comme telle: -- et ainsi, insister trop sur les mérites particuliers d'une oeuvre, c'est admettre implicitement qu'elle n'en possède aucun. (...)


(Extrait de l'article "Sur les Critiques et la Critique", rédigé dès janvier 1849, mais qui ne sera publié qu'un an plus tard. Il s'agit de l'ultime formulation de ce credo déjà exposé en février 1842 dans le compte-rendu critique du "Barnabé Rudge" de Ch. Dickens.
Reproduit sous cette forme dans l'édition posthume de 1850.
Traduction anonyme du "Mercure de France" d'avril 1892.)

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