Thursday, June 17, 2004

LA POESIE AMERICAINE

"On a si souvent et si carrément affirmé, chez nous et ailleurs, que nous ne sommes pas un peuple 'poétique', que cette diffamation, par le simple effet de la répétition, est passée au rang de vérité. Il n'y a cependant rien qui soit plus éloigné d'être vrai. L'erreur n'est qu'un aspect, ou un corollaire, du vieil axiome, que les facultés de calcul sont incompatibles avec la faculté de l'idéal. Mais, en fait, il serait très possible de démontrer que jamais ces deux formes de l'esprit n'ont atteint séparément leur perfection. Le degré supérieur de l'imagination est toujours éminemment 'mathématicien', et vice-versa.
Les conditions particulières de notre situation politique ont développé d'abord tout ce que nous avions d'intelligence pratique. Dans l'enfance même de notre nation nous avions conquis un degré d'habileté pragmatique qui faisait honte à la dextérité atteinte par nos devanciers en leur âge mûr. Nous étions encore dans les lisières que nous nous montrions les pionniers de tous les arts et sciences qui contribuent au bien-être de l'animal humain. Et il est arrivé que le domaine où nos nous exercions et nous distinguions a été considéré comme celui que nous avions délibérément choisi. On a pris nos obligations pour nos prédilections. Nous avions été forcés de construire des voies ferrées, et il a paru impossible que nous puissions faire des vers. Parce qu'il nous fallait d'abord construire des machines, on a nié que nous serions capables de composer ensuite des épopées. Sous prétexte que nous n'étions pas à nos débuts tous des Homères, on a un peu vite admis pour certain que nous serions tous finalement des Benthams.
Mais c'est là une stupidité de première classe. Les sources du sentiment poétique sont au profond de la nature immortelle de l'homme, et n'ont que peu de relations nécessaires avec les conditions et circonstances terrestres qui l'entourent. Qui est poète en Arcadie l'est encore au Kamschatka. La même veine saxonne anime les coeurs américains et britanniques. Aucun fait social, politique, moral, physique ne peut faire plus que refouler momentanément les élans qui brûlent dans nos poitrines avec autant d'ardeur que dans celles de nos pères lointains. (...)"

(Début du compte-rendu critique de l'anthologie "Les Poètes et la Poésie d'Amérique" de R. W. Griswold -- novembre 1842. Fin 1843, Poe réutilisera cette introduction militante en guise d'exorde pour son cycle de conférences sur "La Poésie Américaine". Et c'est bien ce même texte qu'il publiera à nouveau en novembre 1845, plébiscité par un public conquis... Traduction de Ch. Bellanger -- 1945.)

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