Friday, November 05, 2004

(CLAIRVOYANCE A LA DUPIN)

(...) La suite de l'histoire fera voir que Barnabé, le simple d'esprit, n'est autre que le propre fils du meurtrier. (...) Cela peut ne pas paraître évident pour nos lecteurs, mais voici notre explication. La victime est M. Reuben Haredale. Il a été trouvé assassiné dans sa chambre à coucher. Son intendant (M. Rudge père) et son jardinier (dont le nom n'est pas donné) ont disparu. Au début tous deux sont suspectés du crime. "Quelques mois plus tard", écrit l'auteur, "le corps de l'intendant, à peine identifiable n'eussent été ses vêtements, la montre et l'anneau qu'il portait, fut découvert au fond d'une pièce d'eau du domaine, avec une blessure béante à la poitrine : il avait été frappé d'un coup de couteau. Il était à moitié vêtu, et tout le monde s'accorda à dire qu'il était en train de lire dans sa chambre, qu'on trouva pleine de traces de sang, quand on était tombé soudainement sur lui pour le tuer avant son maître." Observons maintenant que ce n'est pas l'auteur lui-même qui nous assure que le corps de l'intendant a été trouvé. Il a mis ces mots dans la bouche d'un des personnages. Son dessein est de révéler, au dénouement, que l'intendant, Rudge, tua d'abord le jardinier, puis se rendit à la chambre de son maître, le tua également, fut surpris par Mme Rudge, qu'il empoigna et maintint par le poignet pour l'empêcher de donner l'alarme -- et qu'ensuite, après s'être emparé de son butin, il retourna dans la chambre du jardinier, changea de vêtements avec sa victime, mit sur le cadavre sa propre montre et son anneau et cacha le corps là où il ne fut découvert que lorsque le temps écoulé ne permit plus d'identifier les traits. (...)


(Extrait du compte-rendu critique, de mai 1841, des onze premiers chapitres du roman-feuilleton de Ch. Dickens, "Barnabé Rudge", alors en cours de publication périodique.
Près d'un an plus tard, le dénouement de l'intrigue de ce roman à épisodes et rebondissements multiples allait confirmer la fine prédiction de Poe.
Et Dickens, quand il eut connaissance de cette stupéfiante anticipation, se serait exclamé : "...cet homme doit être le diable!"
En février 1842, dans son compte-rendu définitif de l'ouvrage enfin achevé, Poe répétera, non sans fierté, ce passage mot pour mot, en l'assortissant de ce commentaire malicieux :
/.../ Les différences entre nos propres conjectures -- que nous venons de rappeler -- et certains faits que l'histoire a révélés à la fin sont plutôt insignifiantes. Rudge avait tué son maître d'abord, et le jardinier ensuite; et c'était sa femme qui l'avait saisi au poignet, et non lui qui avait maintenu sa femme. Mais cette version-ci a tellement l'air d'une erreur de M. Dickens que nous pouvons à peine dire que la nôtre fût fautive. L'étreinte de la main sanglante d'un meurtrier sur le poignet d'une femme enceinte était plus vraisemblablement en mesure de produire l'effet décrit -- comme chacun en conviendra -- que l'étreinte de la main de la femme sur le poignet du meurtrier. Nous pouvons dès lors dire de notre supposition /.../ que si nous n'avons pas exactement prophétisé, cependant notre prophétie aurait dû être exacte. /.../
C'est bien la version de 1842 que reproduit l'édition posthume de 1850.
Traduction de "Denis Marion" -- 1952.)

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