Friday, November 19, 2004

(PENIBLE AVEU)

(...) Mais pour en revenir aux attaques de M. English, (...) ce qui n'est pas faux, dans le flot des calomnies proférées par cet individu, il n'est pas dans ma nature de vouloir le brûler avec le reste, sous prétexte que la bouche immonde de laquelle cela a suinté n'a que le mensonge comme langage usuel. Les erreurs et les faiblesses que je déplore, on ne peut, du moins, dire que j'ai été assez lâche pour les nier. Je n'ai jamais tenté d'atténuer une faiblesse qui est (ou plutôt, Dieu merci, qui fut) une calamité, quoique ceux qui ne me connaissaient pas intimement eussent peu de raisons pour la considérer comme autre choses qu'un crime. Car, si mon orgueil, ou celui de ma famille, me l'eussent permis, il y avait beaucoup, il y avait tout à dire pour atténuer ma culpabilité. Peut-être même fut-il un temps ou j'aurais eu le droit de dire (qu'avec le témoignage du Dr Francis et d'autres autorités médicales, j'aurais pu démontrer, pour peu que le public se souciât de la démonstration) que les irrégularités si profondément déplorées étaient l'effet d'un mal terrible plutôt que sa cause. Et aujourd'hui je puis, délivré du fléau physique, rendre grâce à Dieu de m'être à jamais débarrassé du fléau moral.(...)


(Extrait de l'article polémique "Réponse de M. Poe à M. English et à d'autres" -- 10 Juillet 1846.
Traduction d'E. Lauvrière -- 1904.
Le 4 janvier 1848, dans une longue lettre à son jeune correspondant G. W. Eveleth, Poe précisait cet aveu public en termes poignants :
"/.../Vous dites, 'Pouvez-vous me laisser entrevoir quel était le terrible mal qui causa les irrégularités si profondément regrettées.' Oui, je peux faire plus que vous les laisser entrevoir. Ce mal était le plus grand qui puisse accabler un homme. Il y a six ans, ma femme, que j'aimais comme nul homme n'aima jamais, se rompit un vaisseau en chantant. On désespérait de sa vie. Je lui dis adieu pour toujours, et subis toutes les agonies de sa mort. Elle se rétablit partiellement, et de nouveau j'espérai. Au bout d'une année, le vaisseau se rompit de nouveau. Je passai exactement par les mêmes scènes... Puis de nouveau -- de nouveau -- et, une fois encore, de nouveau, à divers intervalles. Chaque fois, je sentis toutes les agonies de sa mort -- et à chaque rechute, je l'aimais plus chèrement et me cramponnais à sa vie avec une plus désespérée opiniâtreté. Mais je suis constitutionnellement sensitif -- nerveux à un degré très inhabituel. Je devins fou, avec de longues périodes d'horrible lucidité. Durant ces moments d'inconscience absolue, je bus -- Dieu seul sait si ce fut souvent et beaucoup. Comme il fallait s'y attendre, mes ennemis attribuèrent la démence à l'ivresse plutôt que l'ivresse à la démence. J'avais, en vérité, presque abandonné tout espoir d'une guérison définitive, quand je trouvai cette guérison dans la mort de ma femme. Cela je pouvais le supporter et le supportai comme un homme doit faire. C'est l'horrible oscillation sans fin entre l'espoir et le désespoir que je n'aurais pas pu supporter plus longtemps, sans perdre totalement la raison. En la mort de celle qui était ma vie, ainsi, je trouvai une nouvelle, mais -- oh! Dieu! -- combien mélancolique existence. /.../"
Traduction de F. Fénéon --1895.
En 1919, A. Fontainas reprocha fort justement à Lauvrière de n'avoir pas versé cette pièce essentielle au dossier, alors que bien disponible, depuis 1880, dans la biographie de Poe par J. H. Ingram.)

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