Sunday, November 28, 2004

(VILE CALOMNIE)

Philadelphie, le 1° avril 1841.

Mon cher Snodgrass --

Vous avez dû penser, je le crains, que je n'avais pas l'intention de répondre à votre gentille lettre. Or, voilà que je vous en écris une à la date du jour de toutes les farces, alors que la vôtre remonte au 8 mars. Mais croyez-moi, même si de bonnes raisons expliquent le retard de ce courrier, il n'y avait pas le moindre risque d'un quelconque oubli de ma part. (...)
Vous êtes médecin, et je présume qu'aucun médecin ne peut avoir de peine à reconnaître un ivrogne du premier coup d'oeil. Vous êtes de plus un homme de lettres, bien au courant des questions morales. On ne vous induira jamais à croire que je pourrais écrire ce que j'écris chaque jour, comme je l'écris, si j'étais tel que ce malhonnête homme voudrait le faire croire à ceux qui me connaissent. Bref, je vous donne devant Dieu ma parole d'honneur que je suis sobre jusqu'à l'austérité. Dès l'heure où j'ai vu pour la première fois ce plus vil des calomniateurs jusqu'à l'heure où j'ai quitté son bureau avec un invincible dégoût pour son esprit de chicane, son arrogance, son ignorance et sa brutalité, rien de plus fort que l'eau n'a jamais passé mes lèvres.
Je dois cependant à la vérité de dire sur quelle base il a édifié ses calomnies. En aucune période de ma vie, je n'ai été ce qu'on appelle intempérant. Je n'ai jamais eu les habitudes de l'ivresse. Je n'ai jamais bu de petits verres, etc... Mais, pendant une courte période, alors que je résidais à Richmond et que je rédigeais le Messenger, je cédais, il est vrai, à de longs intervalles, aux tentations que m'offraient de toutes parts les moeurs sociables du Midi. Mon tempérament sensible n'était pas à même de supporter des excitants dont usaient chaque jour mes compagnons. Bref, il m'arriva parfois d'être tout à fait enivré. Pendant quelques jours, après chaque excès, je devais invariablement garder le lit. Mais il y a maintenant quatre ans que j'ai renoncé à toute sorte de boisson alcoolique, quatre ans sauf une seule exception qui eut lieu peu de temps après ma séparation avec Burton, alors que je me trouvai parfois amené à faire usage de cidre dans le but de soulager une attaque nerveuse.
Vous voyez ainsi toute l'étendue de ma faute franchement avouée. Vous voyez aussi la noirceur d'un coeur qui veut ranimer une diffamation de cette nature. Vous ne pouvez manquer de voir encore à quoi doit être réduite la mauvaise foi de ce diffamateur, puisqu'il ne peut rien trouver de mieux contre moi qu'une accusation que peut contredire chacune des personnes avec qui j'ai des relations journalières. Je ne puis que vous renouveler mon assurance solennelle que mes habitudes sont aussi différentes de l'intempérance que le jour et la nuit. Mon unique boisson est l'eau. (...)

Cordialement vôtre,

Edgar A. Poe


(Extrait d'une longue lettre de Poe à son ami de Baltimore, le Dr J. E. Snodgrass, éditeur et propriétaire de l'éphémère "American Museum" qui, en septembre 1838, avait accueilli dans ses pages le célèbre conte "Ligéia".
Le "malhonnête homme", "le plus vil des calomniateurs", etc..., est bien W. E. Burton, le tyrannique propriétaire d'un magazine littéraire, qui, en 1838-39, employa Poe durant près d'un an comme simple rédacteur. Les relations qu'entretinrent ces deux hommes de tempéraments si opposés furent des plus orageuses...
Traduction d'E. Lauvrière -- 1904.)

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