Tuesday, August 24, 2004

(ORATEURS ET CAUSEURS)

Pour bien converser, il faut le tact froid du talent; pour bien parler, l'abandon fervent du génie. Cependant, des hommes de grand génie parlent bien en une occasion et mal en une autre; bien, quand ils ont tout le temps, toute carrière et des auditeurs sympathiques; mal, quand ils craignent d'être interrompus et sont ennuyés de ne pouvoir épuiser leur sujet dans un seul discours. Le génie partiel brille par éclats; il est fragmentaire. Le vrai génie a horreur de l'incomplet, de l'imparfait, et préfère garder le silence, plutôt que dire quelque chose qui ne soit pas absolument définitif. Le vrai génie est si plein de son sujet, qu'il se tait, ne sachant par où débuter, apercevant exorde après exorde, entrevoyant sa fin à une distance infinie. Quelquefois, il se lance dans son sujet, commet une faute, hésite, s'arrête, reste arrêté, et parce qu'il a été emporté par l'essor et la multitude de ses pensées, ses auditeurs raillent l'incapacité de son esprit. Cet homme se trouve à l'aise dans ces "grandes occasions" qui confondent et abattent les intelligences ordinaires.
Cependant, l'influence du causeur, par sa conversation, est en général plus marquée que celle de l'orateur par ses discours. Celui-ci invariablement parle mieux avec sa plume. De bons causeurs sont plus rares que de passables orateurs. Je connais beaucoup de ces derniers; de causeurs, cinq ou six tout au plus, dont les seuls présents à mon esprit sont MM. Willis; J. T. S. Sullivan, de Philadelphie; W. M. R., de Petersburg, Va.; et Mme S---d, jadis à New-York. Et la plupart nous font regretter que notre étoile ne nous ait pas fait naître chez cette peuplade africaine mentionnée par Eudoxe, parmi ces sauvages qui, n'ayant pas de bouche, ne l'ouvraient naturellement jamais. D'ailleurs, certaines personnes que je connais, perdant la bouche, trouveraient moyen de bavarder encore -- comme elles le font déjà -- par le nez.


("Marginalia" -- janvier 1848.
Reproduit, à peine modifié, dans l'édition posthume de 1850.
Traduction d'E. Hennequin -- 1882, retouchée par V. Orban en 1913.)

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