Wednesday, August 04, 2004

(UNE PRIORITE ESSENTIELLE)

Mon cher Monsieur,

Bien des années ont passé depuis nos dernières relations.(...)
Vous aurez déjà compris que, comme d'habitude, j'ai une faveur à solliciter. (...) La requête que j'ai à vous présenter aujourd'hui est pour moi d'un vital intérêt. (...)
Avant de quitter le Messenger, je vis, ou m'imaginai voir, par une longue et obscure échappée de vue, quel brillant champ d'ambition serait un magazine de programme hardi et noble pour celui qui l'établirait avec succès en Amérique. (...) L'influence d'une telle revue serait vaste, certes, et je rêvais de consacrer franchement cette influence à la cause sacrée de la beauté, de la justice et de la vérité. (...)
Ne perdant pas de vue mon projet primitif, -- fonder un magazine à moi ou dans lequel au moins j'aie un droit de propriété, -- cela a été mon constant effort en même temps, non tant d'acquérir une réputation grande en elle-même que d'en acquérir une de ce caractère particulier qui pût le mieux favoriser mes projets spéciaux et attirer l'attention sur mes aptitudes comme éditeur de magazine. Ainsi, je n'ai écrit nuls livres, et j'ai été essentiellement un magaziniste, supportant, non seulement de bon gré, mais encore joyeusement la triste pauvreté, avec ses humiliations, et les autres inconvénients de la condition d'un simple magaziniste en Amérique, où, plus qu'en aucune région qui soit sur la face du globe, être pauvre, c'est être méprisé.
Le grand inconvénient de ce plan, c'est que le journaliste, s'il ne réunit ses divers articles, est exposé à être compris de travers et jugé à faux par les gens dont le suffrage lui serait précieux, mais qui n'auront rien lu de lui, peut-être, que dans quelques feuilles, ça et là, par hasard -- et souvent une simple extravagance, écrite pour satisfaire à une commande déterminée. Il y perd trop, encore que sa versatilité même puisse être matière à éloge légitime -- question qui ne peut être tranchée que sur le vu de ses divers articles groupés en un volume. Oui, il y a là un sérieux inconvénient -- mais auquel cette lettre a précisément pour but de remédier.
Mettant de côté, pour le moment, mes critiques, poèmes, et miscellanées (suffisamment nombreuses), mes contes, dont beaucoup peuvent être dénommés fantaisies, sont au nombre de soixante-six. Ils constituent à peu près la matière de cinq des ordinaires volumes de romans. Je les ai préparés pour l'impression ; mais, hélas! je n'ai ni argent ni cette influence qui serait de nature à me procurer un éditeur -- quoique je ne cherche pas de rémunération pécuniaire. Mon projet actuel n'a pour but que de faciliter la réussite de mon projet primitif. Je crois que si je pouvais présenter dans de bonnes conditions mes contes au public et ainsi provoquer à leur sujet un concours d'opinions, je me trouverais bien mieux placé qu'à présent pour le lancement d'un magazine. En un mot, je crois que la publication de l'oeuvre mènerait sans délai, soit directement par mon propre effort, soit indirectement grâce à l'aide d'un éditeur, à l'établissement du journal que j'ai en vue.
Il est bien vrai que je n'ai pas de titres à votre attention, pas même celui qui résulterait de relations personnelles. Mais j'ai atteint un point critique de ma vie où mélancoliquement je reste en détresse, et, sans pouvoir dire pourquoi -- à moins que ce ne soit parce que très ardemment je désire votre amitié, -- j'ai toujours senti un demi-espoir que, si je recourais à vous, vous vous manifesteriez mon ami. Je sais que vous avez une influence illimitée sur les Harper, et je sais que si vous l'exerciez en ma faveur vous pourriez obtenir la publication que je désire. (...)


(Extrait d'une lettre au Professeur Ch. Anthon -- automne 1844.
Traduction de F. Fénéon -- 1895.)

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